aubades
La vie de pianiste accompli peut paraître solitaire. Vous pouvez en croire Jean-Michel Blais, pianiste et icône montréalais de néoclassique. N’ayant posé ses mains sur un piano qu’à l’âge de 9 ans, il écrivait déjà ses premières compositions à 11 ans. Il compte aujourd’hui plusieurs albums à son actif, dont II, Dans ma main et Matthias & Maxime, faisant tous hommage au piano et lui ayant valu deux nominations au Prix Polaris, quatorze no 1 au Billboard Classical, un Libera Award, un Cannes Soundtrack Award et une place au sein du Top 10 des meilleurs albums de l’année du Time Magazine.
Pour devenir un pianiste d’une telle éminence, il faut certes talent, mais aussi pratique et dévouement. Jean-Michel passe en moyenne quatre à six heures par jour à dialoguer, en solitaire, avec la musique. C’est un fantastique privilège que de pouvoir se plonger ainsi dans un tel univers. Mais en 2020, Blais commence à se demander : “Et si la musique pouvait offrir plus que ça ?”
La pandémie nous a tous beaucoup affectés. Et nos histoires individuelles racontent trop souvent tristesses, conflits et changements. Heureusement pour Jean-Michel, ce fut aussi une période de catharsis et d’inspiration, avec comme résultat un nouvel album à la direction audacieuse, aubades. « Ce que j’ai le plus apprécié durant cette période, c’était d’aller courir ou faire du vélo en écoutant mes démos et en regardant la nature reprendre sa place, alors que tout était si calme. À nouveau, la nature échappait à notre contrôle. » Mais Jean-Michel hésite à cataloguer aubades comme un album de pandémie ou même de rupture. « Personne n’a échappé aux évènements de la dernière année, dit-il, mais pour moi, ce moment a aussi été fructueux et créatif. Des lièvres sont apparus dans le parc et soudainement, de sublimes papillons volaient partout. C’était un moment d’épanouissement. Et c’est justement pendant cette période que je me suis aussi épanoui, passant de pianiste à compositeur. »
C’est ainsi qu’est né aubades, un album nommé en hommage à la musique médiévale écrite pour l’aube, pour le jour levant, une musique jouée par les troubadours, sous la fenêtre de l’être aimé. Sur ce nouvel album, Jean-Michel nous offre 11 aubades pour 12 musiciens, rassemblés pour célébrer une renaissance, une saison en fleurs, en attente d’un jour nouveau.
Jean-Michel a passé la majeure partie de sa carrière seul, à jouer, écrire et interpréter de la musique. Bien qu’il ait fréquenté le Conservatoire de musique de Trois-Rivières, les formalités et les contraintes qui y régnaient n’ont jamais permis au jeune pianiste talentueux de composer pour d’autres instrumentistes. En 2020, Jean-Michel se retrouve alors seul à la maison. « Je connaissais mes options : m’apitoyer sur mon sort ou utiliser ce temps pour enfin écrire de la musique de chambre. Et rapidement je me suis rendu compte que je n’écrivais pas pour des instruments, mais pour des personnes. Je les voyais avec moi, dans la même pièce, enfilant la musique, partageant les mélodies d’un même accord. »
Alors que Jean-Michel composait, différents paramètres venaient s’ajouter à sa décision d’écrire pour ensemble. « Avec cet album, je réagissais probablement à certaines tendances d’une musique dite néoclassique, estime-t-il. Je pense entre autres au son mélancolique du piano solo, souvent feutré, et aux cordes languissantes qui s’étiolent. C’est certes touchant, mais sur un terrain un peu trop connu. Je voulais aller plus loin. C’était d'ailleurs la première fois que j’écrivais autant en majeur, plutôt qu’en mineur. Le défi, en fait, c’était d’éviter le kitsch. »
Jean-Michel était conscient des clichés qu’il voulait esquiver. « De nos jours, la musique classique est trop souvent générique. Les gens disent “je vais mettre de la musique classique”. C’est devenu une musique d’ambiance, de fond, une playlist, celle que l’on met en arrière-plan, de la musique d'ameublement, comme le dirait Satie. »
Jean-Michel a donc décidé de revenir à une période plus spontanée et collégiale de l' histoire musicale. « Je constate que trop souvent, en musique classique, un instrument est chef, régnant sur tous les autres, et que ses compères se retrouvent en arrière-plan, ne faisant que l’accompagner. Je voulais revenir aux modèles du Moyen Âge et de la Renaissance, des périodes pendant lesquelles chaque instrument possédait une voix pour atteindre l’âme des gens, ensemble. »
Il est tout de même révélateur que Jean-Michel choisisse d’écrire tous les titres d’aubades en minuscules. « J’adore utiliser les minuscules, explique-t-il. Elles aident à se tenir loin de la hiérarchie des mots. De même, lorsque j’intègre un nouvel instrument, je veux qu’il se sente égal aux autres. » Pour expliquer ce désir d’équité, Jean-Michel cite une influence improbable provenant d’un coin surprenant de la galaxie artistique : William Morris, designer, poète et activiste britannique du XIX e siècle. « Je suis influencé par le mouvement Arts and Crafts et par la façon dont certaines personnes comme William Morris ont arrimé la démocratie sociale et les arts. Tous se partagent un même espace, musical, sur l’album. Et nous étions toutes et tous très mobilisés. »
Comme le révèle Jean-Michel, cette approche ne manquait pas de contraster avec l’orthodoxie générale de la musique classique. « J’ai essayé d’offrir un moment à chacun, que ce soit en le mettant de l’avant ou en lui laissant un solo. À certains moments, j’ai par exemple pris la décision de donner la priorité au second violon - inusité ! Habituellement, ils sont là pour soutenir et accompagner le premier violon. Alors lorsque la deuxième violoniste, voyant sa partition, pensait qu’il y avait une erreur. Comment pouvait-elle être seule à jouer ? J’ai dû lui confirmer que “non, je ne me suis pas fourvoyé, c’est le temps pour toi de briller”. »
Les premiers germes d’aubades et son éclosion remontent à la dernière tournée de Jean-Michel, qui lui fit sillonner le monde pendant deux ans et demi. « En tournée, on a surtout accès à un piano pendant les tests de son, explique Jean-Michel. Je me promenais donc toujours avec mon téléphone et j’enregistrais toute idée que j’avais, souvent liée aux personnes que je rencontrais sur mon chemin. »
Quand le monde s’est refermé sur lui-même en mars 2020, l’ingéniosité improvisatrice de Jean-Michel avait donné naissance à environ 500 différents enregistrements. Mais que pouvait-il construire à partir de ces créations ? Il a décidé de faire appel à son fidèle acolyte, l’aidant à trouver comment transcender son son. « J’ai demandé à mon ami Devon Bate, que j’appelle mon créateur de goût, de sélectionner quelques idées, brutes, avant de m’aider à décider ce que je voulais vraiment accomplir avec l’album. C’est alors que nous avons remarqué qu’il y avait une énorme quantité de joie, de force et d’émancipation dans la musique avec laquelle je travaillais. »
Mais comment concrétiser ce concept ? Après avoir appris l’orchestration par lui-même grâce à un livre acheté en ligne, Jean-Michel a eu la chance de collaborer avec Alex Weston, originaire de Brooklyn, ex-assistant de nul autre que Phillip Glass pendant plus de sept ans. Weston s’est efforcé de développer techniquement les idées de Jean-Michel tout en le défiant et lui demandant : « Où désires-tu te rendre avec cette idée ? Qu’espères-tu exprimer ici, ainsi ? ».
Et puis, les idées sont devenues réalité. « Le jour où j’ai rencontré l’ensemble a été l’un des plus intenses de ma vie, se souvient Jean-Michel. J’avais soudainement 11 instrumentistes brillants devant moi, ainsi qu’un chef d’orchestre, brillant aussi, Nicolas Ellis (assistant de Yannick Nézet-Séguin). Je n’aurais pas pu être plus vulnérable qu’à ce moment-là. Même jouer devant eux, exposant ma propre fragilité comme pianiste, me paraissait insurmontable - sauf qu’en plus, je vivais ma première expérience comme compositeur !
Évidemment, toute l’équipe a été fantastique. Entendre de la musique en vrai, après presqu’un an, a fait éclater mon cerveau et je n’ai pu m’empêcher de verser un larme. On était témoin du travail d’une année entière. En plus, presque toutes les personnes présentes n’avaient elles-mêmes pas joué depuis un an. Il y avait tellement d’amour et de joie dans cet ensemble. »
Côté technique, Jean-Michel a enregistré toute la musique avec des microphones rapprochés. Cette pratique tient davantage de la pop et contraste avec une réverbération plus naturelle et distante de la tradition classique. Le compositeur espère ainsi redonner au son sa dose d’humanité, léguant aussi à l’auditeur une place dans le studio. « À la fin d’un morceau, explique Jean-Michel, on peut entendre la contrebasse claquer, s’embrouiller, tandis qu’à d’autres moments, c’est la flûte qui respire juste avant de jouer. D’autres fois, on écoute le grincement des instruments, la mécanique du hautbois. Tout ce bruit de fond, normalement tu, témoigne de d’un humanisme se cachant derrière l’instrument. Des chaises qui craquent aux gens qui chuchotent, toutes ces choses captées par hasard ... Je voulais rendre hommage aux humains derrière. »
Jean-Michel espère pouvoir emporter aubades en tournée. En effet, c’est dans ces moments moins conventionnels, hors-scène, qu’il peut ressentir une connexion entre musique et public. « Au départ, l’une des choses m’ayant empêché d’amorcer carrière dans ce domaine, c’était l’impression d’égoïsme, se souvient Jean-Michel. À l’époque, j’avais certes les notes requises pour devenir médecin. En revanche, être musicien me semblait superficiel et dénué de sens. Toutefois, dès que j’ai commencé, j’ai ressenti une connexion presque instantanée entre les gens et ma musique. Après les spectacles, je reste toujours pour discuter avec le monde. D’abord, je n’ai jamais voulu signer d’autographes, parce que ça me paraissait narcissique. Mais pour le spectateur, avoir une raison d’approcher l’artiste, encore plus pour les timides, donne naissance à ce contact. Ainsi je reçois des confidences comme “Mon père vient de décéder d’un cancer et la musique m’a beaucoup aidé” ou “J’ai écouté votre musique pendant que j’accouchais” ou “On s’est mariés sur ta musique”.
La musique possède cette capacité à permettre un temps, un espace pour se retrouver et se recueillir. Cet album est porteur d’une immense joie et de beaucoup d’espoir. Et après coup, je constate que je composais mon propre remède, mon autothérapie. J'écrivais la joie dont j’avais besoin, à ce moment précis. Et me voilà impatient de la partager avec le monde. »